Nathan : C’est Jackson Pollock, le peintre du dripping. Bien, il faisait le vide dans sa tête et laissait sa main aller où il voulait. Ni volonté, ni hasard, mais quelque part entre les deux. On appelait cela l’art automatique. […] Imagine que Pollock, avait inversé le défi, plutôt que de faire de l’art sans réfléchir il se serait dit “je ne peux pas peindre quoi que ce soit” s’il ne savait pas exactement ce qu’il faisait. Que se serait-il passé ?
Caleb : Il n’aurait jamais fait un seul point.
Nathan : Oui […] il n’aurait jamais fait un seul point. Le challenge n’est pas d’agir automatiquement, c’est de trouver une action qui ne l’est pas : peindre, respirer, parler… bai***, tomber amoureux. Ava ne fait pas semblant de s’attacher à toi, et ce n’est pas non plus un algorithme pour te tromper. Tu es le premier homme qu’elle voit à part moi, et moi je suis comme son père. Est-ce que tu peux lui reprocher de tomber amoureuse de toi ? Non tu ne peux pas.
Ces répliques sont issues du long-métrage Ex Machina d’Alex Garland (2015), un long-métrage d’auteur de science-fiction situant les événements dans un huis-clos anxiogène où Nathan, le chef d’une grande entreprise liée aux innovations technologiques, invite Caleb, son employé le plus brillant, dans sa villa isolée pour lui faire expérimenter un test de Turing auprès d’Ava, une androïde qu’il a inventé. Ce morceau du scénario ci-dessus fait suite à un quiproquo entre Nathan et Caleb, où ce dernier reproche à l’inventeur d’avoir programmé Ava pour qu’elle flirte avec lui. Ce dernier réfute l’accusation et, devant l’insistance de Caleb, énonce l’argument-exemple de Jackson Pollock pour soutenir son argumentaire. Garland ne fait pas dans la dentelle et propose véritablement un scénario aux petits oignons qui est foncièrement cohérent avec la densité du sujet. Mais que veut véritablement dire Nathan au travers de sa tirade autour de Jackson Pollock ?
Il convient déjà de rappeler que Jackson Pollock a réalisé plus de 700 œuvres, peintures achevées, essais peints ou sculptés et dessins ainsi que quelques gravures.
Il a eu une influence déterminante sur le cours de l’art contemporain.
La pratique du all-over ainsi que le « dripping », qu’il a beaucoup employée de 1947 à 1950, l’ont rendu célèbre.
Dans l’art en général, le dripping (de l’anglais to drip, « laisser goutter ») est une technique consistant à laisser couler ou goutter de la peinture, voire à projeter celle-ci sur des toiles ou surfaces horizontales de façon à obtenir des superpositions de plusieurs couleurs d’un même geste. Cette technique, utilisée par bien des artistes, est constitutive de l’action painting ou « peinture gestuelle ».
Ce principe donne surtout des peintures qui paraissent, aux premiers abords simplistes, ce qui donne naissance à un paquet de détracteurs pour Jackson Pollock comme l’écrit Eleanor Jewett l’écrit :
« Ses peintures semblent reposer sur la théorie selon laquelle plus elles se rapportent à du gribouillage d’enfant, plus elles sont importantes […]. Ses couleurs sont violentes et l’atmosphère de l’exposition est définitivement nerveuse et bruyante »
Dans le cœur du long-métrage d’Alex Garland, Nathan doit démontrer, pour se disculper, que les réactions d’Ava ne sont en aucun cas le résultat d’un biais humain et intentionnel. Elles sont dues à la propre liberté de conscience et de penser de l’androïde. En quelque sorte, en inversant le principe de Jackson Pollock, Nathan veut montrer que s’il avait cherché à programmer entièrement Ava, elle n’aurait pas laissé libre cours à des actions automatiques telles que séduire, parler etc… Son processus de séduction intervient de façon naturelle, une façon pour elle de réagir au test de Turing après ses premiers échanges avec Caleb. Cette envie de “tomber amoureux” intervient puisque Caleb est la seule figure masculine que Ava a connu après Nathan. On apprendra cependant plus tard dans le film que l’ambition était tout autre et que l’instinct de survie de l’androïde à prévalu sur son envie de séduire.
Nathan avouera son objectif à Caleb en fin de film. Plutôt que de façonner une I.A complètement assujettie à une multitude d’algorithmes, il lui a laissé le champ libre de façonner sa propre pensée, ses propres idéaux. Cette volonté de se substituer à Dieu aura perdu Nathan, qui meurt poignardé par sa propre création. De ce fait, tout comme Pollock, Ava manifeste ses états d’âmes par des actions automatiques qui ne peuvent pas être prédéfinies.
C’est donc cela la force d’Ex Machina, une capacité à complexifier son scénario, par de multiples approches de lectures qui peuvent nous permettre de relier l’ensemble de façon cohérente. D’autant plus que Nathan nous en dit déjà beaucoup sur sa véritable volonté. En laissant Ava créer soi-même ses propres mécanismes de pensée, il souhaite voir une inversion du Test de Turing se mettre en place. Vu que l’androïde est maintenue en captivité, il aimerait voir jusqu’où elle peut construire des processus cognitifs complexes pour tromper un être humain afin de s’échapper. Nathan entre ainsi dans un jeu mégalo avec Caleb. Et l’employé, malgré son intelligence maintes fois sous-entendue, ne parvient plus à différencier les étapes du test de Turing de ses véritables sentiments, contrairement à Ava. Par cette écriture fine et intelligente, Garland dissémine un grand nombre de références culturelles importantes, faisant ainsi d’Ex Machina, un véritable chef-d’œuvre.